Il était une fois, dans un pays de mythes et de magie… Non, rayez cela, cette histoire n’a rien d’un conte. En fait, cela ne constitue même pas une histoire très intéressante à raconter. Si vous vous attendiez à lire un récit constitué d’aventures et de malheurs, tous surmontés par un héros charmeur et vaillant, vous devriez immédiatement cesser de lire ces mots. Pour commencer, Liam n'a jamais connu une succession de terribles maux, et ensuite le « héros » n’en est pas un, loin de là. Ni parfait, ni horrible, vous avez devant vous l’histoire d’un humain par exemple… Ou tout du moins aussi humain qu’il puisse l’être avec un père issu des pires cauchemars des peuples superstitieux.

Avez-vous déjà entendu parler des « Each Uisge » ? Non ? Ah. Bon alors peut-être qu’il ne s’agissait pas de votre pire cauchemar. Sans doute les connaissez-vous sous le nom de Kelpie, leur légende faisant partie depuis bien longtemps des superstitions du peuple anglais. Hélas, la magie n’étant pas qu’un conte et le mal loin n’existant point dans le simple but d’effrayer les enfants, de telles créatures existent bel et bien. Elles sont de plus en plus rares, certes, s’étant réfugiés loin de cette contrée haïssant la magie dont ils sont issus, mais certains d’entre eux hantent toujours nos vallées et cours d’eaux. On leur a décrit de nombreuses apparences, et qui sait lesquelles correspondent à la réalité ? Liam a toujours considéré que chaque légende avait son fond de vérité, la magie ne connaissant point de limites concernant les formes qu’elle pouvait revêtir. Quand bien même vous décrirait-il précisément son père, sans doute ne le verriez-vous-même pas de la même façon. Lorsque des êtres disposent de l’éternité et d’une magie prompte à servir leurs moindres désirs, pourquoi se contenteraient-ils d’une seule enveloppe physique ? Leur forme fluctue au gré de leurs émotions aussi vastes que l’océan et incompréhensibles de simples humains.

Mais assez perdu de temps en description nébuleuse. La légende veut que les Kelpies se présentent aux simples êtres humains comme de superbes chevaux, les séduisant par leur force et leur fougue, se présentant comme le parfait destrier. Alors les humains, dans le désir arrogant et fou de faire d’eux leur monture, prenaient place sur leur dos et disparaissaient à jamais dans les flots dont ces chevaux mythiques étaient issus. Pourquoi les tuer ? Pour les punir de leur orgueil ? Par dégoût de la vie humaine ? Pour s’amuser ? Pour se nourrir ? Nul ne le sait, et mieux vaut pour vous ne pas prétendre connaître les motivations de tels êtres. L’un d’eux pourrait s’en offusquer. Quelles que soient leur raisons, les histoires contant que la plupart dévoraient leurs proies avaient probablement un fond de vérité, et Liam a toujours supposé lui-même que son père avait dévoré son lot d’humains, tout du moins avant de rencontrer sa mère. Etrange que de telles créatures puissent être séduites par de simples humaines. Sans doute celles-ci possédaient-elles une passion, un désir de savourer chaque instant de leur courte existence que ne pouvaient qu’envier des êtres éternels. Son père lui conta un jour que sa mère était la seule humaine qu’il avait voulu séduire pour lui-même et non pas pour tromper l’ennui. Il revêtit alors une forme humaine, les élodées dans ses cheveux et ses yeux au bleu céruléen seules traces de sa nature aquatique, et entreprit la difficile conquête de sa future femme. Il ne put lui cacher lentement sa véritable nature, aussi n’accepta-t-elle de l’épouser qu’à la simple condition qu’il abandonna sa vie d’antan. Brûlant de passion, il s’empressa de trouver un sorcier capable de le rendre humain, sacrifiant la magie de son peuple au profit de celle de l’amour.

La vie de l’heureux couple prit alors une tournure banale. Ils s’installèrent dans une petite ferme, non loin de l’eau qui avait constitué le centre de l’existence du joyeux mari, et menèrent une vie paisible. Ils avaient leurs hauts et leurs bas, disposaient de peu d’argent et étaient soumis aux aléas du climat et des guerres, mais se considéraient comme globalement heureux. Leur foyer accueillit rapidement un enfant qu’ils, vous l’aurez deviné, nommèrent Liam. Celui-ci connut une enfance similaire en tous points à celle de n’importe quel fils de fermier. Et si ses yeux rappelaient un peu trop le bleu de l’océan, et bien le soleil vif des prés donnait probablement cette impression trompeuse. Mais vous vous doutez bien que cela ne pouvait continuer ainsi longtemps. Comment la magie aurait-il pu changer si totalement la nature d’un être lui-même né de la magie ? Elle pouvait dissimuler, lui donner un instant éphémère l’impression d’avoir atteint une mortalité souhaitée pendant un moment… Mais la nature finissait toujours par reprendre ses droits. Quelques années ne représentaient rien face à une éternité d’existence, et les sentiments humains étaient bien trop éphémères pour s’ancrer à jamais dans une créature échappant au temps. Peu à peu l’eau rappela à elle le Kelpie qui au fond n’avait jamais été destiné à être autre chose qu’un mythe. Il disparut sans remous, sans grande déclaration d’adieu, son esprit déjà tourné vers les siens. Ceux-ci l’accueillirent-ils à bras ouverts ? Evidemment. Quelques années de séparation ne présentaient aucune importance en regard des millénaires passés ensemble. Des liens profonds et immuables unissent des créatures de la magie, et que sont les humains pour les remettre en cause ? Cependant le Each Uisge n’oublia pas totalement les siens, les approvisionnant en vivres et leur offrant la protection de la magie. Ils ne vécurent pas pour autant une existence de rois, et sa mère eut le cœur brisé, mais ils surmonteraient cet obstacle. Après tout, les humains sont bien trop éphémères pour avoir le luxe de s’attarder sur de tels évènements.

Mais qu’en était-il de Liam au milieu de tout cela ? Vous devez bien vous douter que si la magie ne pouvait contenir la magie de son père, il en allait de même pour lui. Si au départ seuls ses yeux dénotaient un caractère surnaturel, il se détacha rapidement des autres enfants de son âge. Rien ne l’intéressait en dehors de l’eau, mise à part peut-être les chevaux. Chaque instant de liberté le voyait au bord d’une rivière, et le temps ne fit rien pour arranger les choses. Rien n’aurait su l’arracher à cet attrait qu’exercer l’eau sur lui. Sa mère tenta tout d’abord de l’ignorer, fermant les yeux sur les nombreuses escapades de son fils, mais les choses ne firent qu’empirer. Oh, sa mère tenta bien de l’empêcher de répondre aux appels de sa nature, mais rester dans des endroits secs provoquait chez lui une apathie quasi maladive. Toutefois, ce ne fut qu’en le retrouvant un matin endormi dans le lis d’un cours d’eau qu’elle comprit qu’elle ne pourrait gérer cela toute seule. Si ses origines prenaient le dessus, combien de temps faudrait-il à sa magie pour apparaître ? Comment le protéger alors de l’intolérance et de la peur des villageois si superstitieux ? Nul autre choix ne se présentait à elle que de le confier à son père, cette créature qu’elle avait jurée ne plus jamais revoir suite à son abandon.
Toute une journée durant elle pria, cria, héla son ancien mari, le suppliant de venir en aide à leur enfant. Liam ne faisait-il pas aussi partie de leur peuple ? Ne se devait-il pas de protéger le fruit de ses aventures dans le monde des humains ? Mais la nuit tomba sans nulle manifestation de son époux, et le sommeil emporta ses tracas. A son réveil, son enfant avait disparu, laissant derrière lui des élodées et la douce odeur de la mer.

C’est ainsi que commença une autre vie pour Liam, une existence étrange dictée par la magie, dans un monde à la fois similaire et en tous points opposés à celui des humains. Comment pourrait-il vous décrire cet univers si éloigné de tout ce que l’on pourrait s’imaginer ? Les hommes ne sont pas faits pour y vivre. Le temps n’y laisse pas d’emprunte. Le paysage y est changeant et indescriptible, suivant les mille et un chemins que peut suivre un esprit. Nul ne le voit de la même façon. Chaque émotion est fugace, les pensées ne s’attardant jamais longtemps sur quelque chose de particulier. Mais ce monde n’était pas non plus celui de Liam. Trop de sang humain coulait dans ses veines. La magie et la légende l’habitaient peut-être, mais sa vie se comptait en années mortelles. Parmi les Kelpies, il n’était rien de plus qu’une flamme fugace pouvant être éteinte au moindre coup de vent. Ils lui apprirent à contrôler ses instincts, à vivre avec la magie que son sang lui conférait, mais ils ne pouvaient lui enseigner à vivre alors qu’eux-mêmes ne faisaient qu’exister. Ils le laissèrent partir, oubliant déjà un être qui ne serait qu’une vaguelette au sein d’un océan de calme, ayant pour seul destin de s’écraser sur la plage.

Revenir à la civilisation humaine fut difficile pour Liam. Il lui semblait qu’à peine quelques mois s’étaient écoulés, mais son corps était bel et bien âgé de dix-sept ans. Le choc fut brutal, son esprit ne parvenant point à concilier deux mondes si différents. Mais il le fallait bien, car si sa nature humaine et sa nature magique ne pouvaient s’assembler, elles le déchireraient en deux. Les Kelpies lui avaient appris à dompter l’une, à lui de l’associer à sa part humaine. Son premier réflexe fut bien sûr de retourner dans son foyer d’enfance, où sa mère vieillie et aigrie l’accueillit avec pleurs et effusions malgré les années passées. Ne pouvant se résoudre à abandonner son enfant, elle prit soin de lui, tentant de réconcilier cet esprit si jeune et pourtant si vieux avec son corps déjà âgé de presque vingt ans. Elle lui enseigna de nouveau à vivre parmi les humains, lui offrant amour et protection à profusion. Oh, comme il avait oublié combien les sentiments des hommes pouvaient être violents, noyant toute raison sous des flots d’émotions ! Les humains lui paraissaient si rustres et pourtant si… Vivants ! Comment avait-il pu se tenir éloigner d’un monde si riche que celui de la magie lui paraissait fade ? Mais plus son âme gagnait en humanité, plus ses souvenirs des années passées s’estompèrent. Ils se résumèrent peu à peu à des bribes de conversations, des couleurs, des formes, le tout si flou que seuls ses rêves l’éclairaient parfois sur ce qu’il avait vécu, son inconscient libre des limites qu’imposaient les conventions humaines. Toutefois Liam ne perdit jamais sa magie ou son attrait pour l’eau et les chevaux. De même, son caractère restait un peu… étrange, le monde de ses ancêtres ayant à jamais apposé sa marque sur lui.

De nouvelles années passèrent, pendant lesquelles le jeune homme s’adapta à la dualité de sa nature aussi bien qu’à la nécessité de vivre dans le monde des humains. Peu à peu il réapprit à vivre parmi les hommes, et surtout à survivre malgré ses différences. L’émerveillement de la redécouverte de ce monde et de lui-même s’estompa peu à peu, remplacé par un désir de plus en plus pressant de faire ses propres choix, de mener sa propre existence. Fini l’apprentissage auprès des parents, il était pour lui de voler de ses propres ailes. Sa mère le laissa partir, sachant qu’il devait tirer ses propres leçons de la vie. Il lui fut bien difficile de résister à l’envie de garder à l’abri du monde et de ses difficultés son enfant si particulier, mais comment lui ôter son droit à la vie ? Il était aussi humain qu’il pouvait l’être, et elle devrait se contenter de cela.

Liam passa les années suivantes à voyager, visitant autant de royaumes et de contrées que possibles. Il découvrit des endroits où sa magie était accueillie avec respect et joie, et d’autres où la dissimuler était une priorité. Il connut douleurs et joies, blessures et baumes, et apprit plus qu’il n’aurait pu l’imaginer. Mais surtout, il rencontra d’autres créatures mi-humaine, mi-magique, déchirées entre deux mondes et pourtant parfaitement intégrées dans le seul qu’il leur était offert. Il n’était pas seul, quoi qu’il puisse en penser, et même si ses difficultés lui semblaient parfois impossibles à surmonter, chaque être, humain ou surnaturel, possédait ses propres inquiétudes. Toutefois n’allez pas croire qu’il revint de ses voyages sage et aguerri. Il n’avait qu’une vingtaine d’années, et son esprit lui semblait souvent bien plus jeune. Il lui paraissait aussi parfois avoir plus d’un millier d’années mais la magie avait souvent cet effet sur les gens. Sage ou pas, il finit par se lasser de la route et décida de rentrer chez lui. Son plan initial était de retourner à la ferme de son enfance et d’y devenir un fermier honorable (les tours de magie exceptés), mais le destin (ou le hasard ?) mit sur sa route un homme qui bouleversa tout ça. Alors que Liam se restaurait dans une auberge de la belle ville de Camelot, une tempête fit rage et les chevaux s’emballèrent. Il avait toujours bénéficié d’un lien un peu particulier avec les animaux équestres, aussi s’empressa-t-il de venir en aide aux hommes qui tentaient de les calmer. Parmi eux un vieux palefrenier remarqua rapidement la gentillesse et le talent dont Liam faisait prendre vis-à-vis des chevaux, et entreprit de le convaincre de devenir son apprenti. Il faut bien l’avouer, le jeune homme ne fut pas bien difficile à persuader. Après tout, le travail de le fermier consistait plus un choix par défaut qu’autre chose, et vivre dans une ville pleine d’animation semblait bien plus attrayant que de se retirer dans un hameau isolé. Et c’est ainsi qu’un autre chapitre de son histoire s’entama.

Depuis maintenant quatre ans, Liam vit du métier d’apprenti, puis de palefrenier au château de Camelot. Son train de vie est modeste mais lui convient. Certes les combats font rages pour le pouvoir, mais qu’importe ? Peut-être est-ce due à sang de Kelpie, mais il peut parfois se montrer un peu insouciant du sort des humains et de l’avenir. Il prend la vie telle qu’elle vient tant que son existence n’est pas bouleversée. Peut-être un jour devra-t-il se ranger d’un côté ou de l’autre, mais tant que cela n’est pas une nécessité, il préfère fermer les yeux sur les querelles humaines. Comment choisir entre le tyran tuant les êtres magiques et une sorcière tuant des quantités effroyables d’humains ? Sans doute viendra un moment où il se lassera de son existence actuelle, les êtres comme lui souvent prompts à l’ennui, mais cet instant n’est pas encore arrivé. Il trompe la monotonie en se liant chaque jour à de nouvelles personnes et en se répandant en farces pas toujours très sympathiques. Il essaye de se montrer le plus honnête possible dans son caractère aussi bien avec les lui-même qu’avec les autres, afin de ne pas accentuer encore plus la cassure entre ses deux origines. Néanmoins, se dissimuler reste une priorité, et il restreint les manifestations de sa magie aquatique. Et si sa tendance à garder chaque abreuvoir des écuries plein n’est pas purement altruiste ou par goût du travail bien fait, qui peut lui en vouloir ? On ne sait jamais quand le roi va découvrir que vous êtes le fils d’une de ces créatures qu’il a tout fait pour bannir du royaume…